lundi 6 septembre 2010

Brésil : processus d’unification syndicale suspendu

Toutes les conditions étaient réunies, ces 5 et 6 juin 2010, pour écrire une page importante de l’histoire du mouvement des travailleurs brésiliens : 3115 délégués, 799 observateurs et 120 observateurs internationaux (venus de 25 pays) étaient réunis à Santos pour le Congrès CONCLAT (Congrès de la Classe Travailleuse) convoqué par 6 organisations (MAS, Conlutas, Intersindical, MTL, MTST, Pastoral Operaria).Il s’agissait de conclure par l’ unification les débats menés depuis plus de deux ans sur le caractère de cette unification syndicale par une commission de coordination et de préparation du congrès, composée des représentants des divers partenaires, débats repris dans les semaines précédant le congrès par plus de 20 000 travailleurs, réunis dans les 913 assemblées d’ élection des délégués élus. Après des heures de congrès, les ultimes moments ont révélés des problèmes profonds et l’unification n’a pas eu  lieu pour le moment. Retour sur une occasion loupée.

CONCLAT, est un nom important au Brésil, c’était celui du congrès de fondation de la CUT (Centrale Unique des Travailleurs) en 1983, où, sortant de la dictature, les brésiliens se sont dotés d’un outil syndical de masse, populaire et reflétant la volonté d’un « Novo Sindicalismo » (Nouveau syndicalisme) pratiqué dans les grèves de « l’ABC paulistas2 » de 1978 à 1980. Ce nouveau Syndicalisme contestait le syndicalisme étatique, corporatiste et financé par l’impôt syndical obligatoire, mis en place par Getulio Vargas pour contrôler les mobilisations.

Malgré les décisions très radicales du premier CONCLAT : pour la Liberté et l’ autonomie syndicale, pour la fin de l’impôt syndical, pour la fin de l’intervention de l’Etat dans les syndicats, pour le rassemblement des travailleurs en une Centrale syndicale « lutte de classe »  et leur auto-organisation sur les lieux de travail, malgré les nombreuses mobilisations des travailleurs brésiliens prenant appui dans ces années 1980 sur la construction de ce nouveau syndicalisme soutenu et stimulé dans le même moment par la construction d’un nouveau parti indépendant des patrons et de l’Etat, le Parti des Travailleurs (PT), le régime bourgeois qui suivit la fin de la dictature, tout en étant contraint de tolérer l’intervention de la CUT et d’ accepter d’importantes concessions, réussit cependant à préserver une grande partie des dispositifs antisyndicaux légués par la dictature. Lors de la contre offensive néo-libérale menée au Brésil dans les années 90, les gouvernements Collor de Melo puis Cardoso portèrent des coups sévères contre les acquis sociaux, se servant en l’ aggravant de tout le dispositif légal syndical anti ouvrier. C’est dans ce contexte que la direction de la CUT a connu une adaptation à cette nouvelle situation, parallèle à celle que subissait la direction du PT, l’une et l’ autre direction interférant entre elles à partir du noyau dur commun de direction : « l’Articulação ». La CUT a ainsi accompagné la transformation de ce parti (le PT), qui, au fil des défaites électorales, s’est dirigé vers une adaptation de plus en plus accrue aux institutions bourgeoises du Brésil, jusqu’ au tournant néo-libéral qu’il a adopté et pratiqué au sein du gouvernement Lula.

Lula élu président fin 2002 et installé au pouvoir en 2003, tout en menant une politique néo libérale, favorable aux multinationales, particulièrement celles de l’agro-business et au modèle agro-exportateur, a aujourd’hui une grande partie de l’opinion en sa faveur, grâce à des programmes assistancialistes permettant aux brésiliens les plus pauvres de tenir la tête hors de l’eau et grâce à son aura de nordestino. Issu d’un milieu pauvre et de constructeur d’un parti qui continue à semer dans de larges secteurs de la population la confusion sur la véritable nature de sa politique social libérale. Pourtant aucune avancée en terme d’éducation, de santé ou de politique sociale ou écologique n’est à mettre sur le compte de huit ans de son gouvernement. Cette situation se traduit dans les mobilisations et des résistances importantes mais elles n’atteignent pas une dimension globale et massive à cause de la popularité du gouvernement et de l’instrumentalisation des grandes centrales syndicales.

La CUT avec les autres syndicats « pelegos » (jaunes) accompagnent aujourd’hui les grandes réformes du gouvernement Lula : réforme libérale des retraites, privatisations, diminution des droits des salariés dans le cadre de la réforme du code du travail, paralysie de la réforme agraire et liberté d’action pour les multinationales de l’agriculture. La CUT a jeté à la poubelle de l’histoire la créativité du premier CONCLAT et plusieurs syndicats ont réagi, au terme de dures batailles, en quittant la CUT et créant, respectivement, Conlutas, centrale syndicale sur laquelle le PSTU (Parti Socialiste des Travailleurs Unis) a une influence prédominante et Intersindical, centrale plus hétérogène politiquement, créée à l’initiative, entre autres, de militants du PSOL (Parti du Socialisme et des Libertés).
C’est donc dans un contexte de reflux des luttes sociales brésiliennes que six organisations populaires et syndicales ont décidé d’unir leurs forces et de retrouver les fondamentaux du « novo sindicalismo » dans le deuxième CONCLAT qui a eu lieu les 5 et 6 juin 2010 à Santos. Le NPA était présent en tant qu’invité dans la délégation internationale.

Unité : nécessaire ; Indépendance : fondamentale
A l’arrivée dans le centre des congrès de Santos, ce qui frappe c’est la dynamique impressionnante et l’ambiance très chaleureuse entre les 4 000 personnes venant de tous les coins de ce « pays continent ». On sent un profond enracinement populaire. Ce qui étonne d’emblée pour un observateur international venu de France c’est la présence de drapeaux d’organisations politiques dans un congrès syndical, la présence dans les halls du congrès des nombreux stands et publications de ces partis animant des courants syndicaux plus largement représentatifs…
Plus de 350 syndicats sont représentés, (du privé… métallurgie, travailleurs du bâtiment, de l’industrie chimique…, du public…employés territoriaux, enseignants, en particulier le syndicat des professeurs du supérieur…) ; beaucoup d’oppositions minoritaires de la CUT sont présents, soit comme délégués, soit comme observateurs.
Enfin des délégués du mouvement social comme le mouvement des sans toit (MTST), des mouvements des noirs, du mouvement Terre et Liberté (MTL).
Les syndicats représentent 3 à 4 millions de personnes. C’est donc un acquis très important pour une recomposition syndicale face à l’intégration de la CUT à la politique néo libérale du gouvernement Lula. Pourtant tous les délégués, heureux de se retrouver si nombreux, savent qu’ils ne représentent encore qu’une faible minorité des travailleurs brésiliens.
Durant le lancement, les organisateurs mais aussi les invités, notamment « Quima » un représentant du puissant MST (Mouvement des Sans Terre), ont insisté sur l’importance d’unifier les luttes et les revendications en période de crise qui est bien loin de la « vaguelette » annoncée par Lula et sur l’importance de la solidarité internationale notamment avec le peuple palestinien.

Le premier acte du congrès le samedi matin est la présentation de la délégation internationale, entre autres, Sotiris Martalis, syndicaliste grec, un représentant haïtien de Bataye Ouvrié, le Hondurien Eduardo Barahona, Christian Mahieux pour Sud, et le vénézuélien Orlando Chirino pour l’UNT, etc, imprègnent ce congrès des résistances des peuples contre la crise, l’impérialisme et la pauvreté.

Le samedi après midi, les différentes thèses et positions en présence sont présentées.
Il y a sur les problèmes centraux, entre les représentants des deux principales forces, l’Intersindicale et Conlutas Des bases d’accord essentielles qui justifient pleinement le mouvement vers la fusion, en particulier sur les principes devant régir le syndicat, sur la conjoncture, sur un manifeste, sur le plan d’action face au patronat et au gouvernement.
D’ailleurs, dès l’ouverture de la session plénière du congrès les bases de ces accords seront adoptées par l’immense majorité. Notons, cependant, que ces deux grandes forces ont leur propre contestation, même très minoritaires, dont on trouve les positions dans le cahier des thèses du Congrès et dont le temps de parole est scrupuleusement préservé.
Pourtant le congrès n’a pas été construit autour de la réalité de cet accord de fond ni sur la mise en avant comme élément central pour la fusion, de ces accords essentiels. La commission de coordination et de préparation du congrès et les différents partenaires, ont décidé de laisser le congrès trancher par le vote les points de désaccords qui restent et l’ordre du jour a été construit ainsi. Il s’agira certes de débattre, de se convaincre mutuellement, mais en fin de compte de se compter, d’évaluer la force de chacun. C’est sur cette dynamique que ce premier congrès pour l’unification, réunissant des forces qui ont à peine commencé à vivre ensemble, se déroulera.
Et c’est le dimanche matin que répartis en groupes les délégués échangeront essentiellement sur les points divergents entre les délégués notamment de Conlutas et de l’Intersindical :
Les étudiants à travers leur organisation syndicale doivent-ils intégrer la nouvelle centrale ? Les positions sont très partagées, d’un côté certains (Intersindical) considèrent que les étudiants au Brésil étant très minoritairement issus de la classe travailleuse, il convient plutôt de s’allier avec eux et leurs luttes à travers la construction d’une coordination nationale, un Foro (Forum) annuel, en leur laissant leur indépendance organisationnelle, d’autres réfutent l’argument en insistant sur l’ importance que les syndicats étudiants soit organiquement dès le départ intégrés à la nouvelle centrale même s’il faut limiter leur place dans la direction à 5% (Conlutas). Les délégués de l’intersindical soulignent  que les représentants étudiants devront être élus par leur base et non pendant le CONCLAT.
Faut-il intégrer les mouvements contre les oppressions (anti racistes, féministes, LGBT) en tant que tels dans la nouvelle centrale ? Oui, pour Conlutas pour qu’ils soient représentés en tant que tel. Non, pour Intersindical et d’autres qui considèrent que ce sont des questions transversales traitées en commissions et dont la direction doit tenir compte, avec cette proposition, ils risquent d’être mis en minorité et ne pas faire avancer leurs propositions.
Faut-il appeler à un Front de Gauche (hors PT et alliés) aux prochaines élections présidentielles d’octobre présentant un candidat commun, comme le proposent les militants de l’Intersindical avec des minoritaires de Conlutas ou faut-il seulement que le Congrès se prononce en faveur du vote au choix des trois candidats en présence comme le souhaitent la majorité de ceux de Conlutas.
Faut-il un nom original et nouveau pour la centrale ? Conlutas qui vient de voter majoritairement dans son dernier congrès la nécessité de maintenir le nom de Conlutas dans le nom nouveau et propose le nom de Conlutas-intersindical. Pour tous les autres représentants, il faut créer une dynamique, une dialectique autour d’un nouveau nom et représenter un réel changement dans les pratiques syndicales et surtout évoluer dans des structures communes. De plus, comme tous les syndicats d’Intersindical ne sont pas dans le processus d’unification, il est impossible de garder le nom d’ Intersindical.
On sent très clairement que faute de temps pour débattre en profondeur, la question du nom va cristalliser les divergences d’opinions et de pratiques qui tendent le débat.

Les votes
Dimanche après midi, les délégués se préparent au vote en session plénière, carton de vote en main et cri de lutte adapté à chaque situation en tête.
Ainsi le vote en faveur des points d’accord décisifs communs est très largement adopté comme nous l’ avons vu plus haut, mais l’ attention des délégués se porte sur les votes polémiques en suspens.
Le vote sur l’appel à un front de gauche autour d’un candidat commun des partis ouvriers aux présidentielles montre un rapport de force plus important que prévu pour la délégation de la majorité de Conlutas, les délégués du MTL (organisation faisant partie d’un courant du PSOL) ont voté avec eux, ce qui n’était pas prévu, le rejet de cette proposition passe très largement, en faveur d’un vote pour la liberté de choix laissée pour un candidat parmi les trois candidats des partis ouvriers.
Dans l’ensemble on perçoit bien, par la répartition des délégués qui ont fini par se regrouper géographiquement dans l’immense salle par affinités de position, que la majorité de Conlutas obtient environ 60% des voix (cela pouvant néanmoins varier un peu en fonction des points mis au vote) et que Intersindical obtient environ 40% des voix. Le vote concernant l’intégration des étudiants et des mouvements contre les oppressions passe largement aussi. La salle commence à chauffer en posant la question de la validité de la délégation étudiante qui rentrera en direction.
Une demande remonte au bureau de congrès, des "observateurs" de Conlutas ont voté, on décide de retirer les badges des observateurs...
Arrive le vote pour le nom de la centrale. C’est à nouveau le nom proposé par la majorité de Conlutas, en alliance avec le MTL, qui est majoritaire : Conlutas-Intersindical-Central sindical y popular.
S’il y a bien un point qui aurait pu et du se faire sur la base d’un consensus c’est bien celui là. Les tentatives pour y arriver, dans une interruption de séance très tendue, ont échoué. C’est ce qui va définitivement tendre les rapports dans le Congrès jusqu’ à une rupture. Ce sera l’occasion du retrait du congrès, par une réaction spontanée et improvisée de très nombreux délégués de base minoritaires. Dans cet épisode, au delà de l’incapacité comme force majoritaire à réaliser un consensus, disons que deux décisions de la majorité de Conlutas n’auront pas arrangé les choses :
Après un premier vote évalué par la tribune, le refus de réaliser un deuxième vote en comptant nominativement les voix comme cela est demandé par de nombreux délégués de base
Et aussi la décision de faire défendre la proposition du nouveau nom de la centrale par le candidat aux élections présidentielles du PSTU lui même.
Sans directive de leur direction, les délégués d’Intersindical, du MAS, du MTST, de la Pastoral operaria de Sao Paulo, d’un secteur de Conlutas : Unidos pra lutar  animé par le CST (un courant du PSOL), sortent spontanément du congrès. Des assemblées de chacune de ces forces se tiennent. Après d’intenses discussions ils décident, à part ceux du MTST, de ne pas revenir dans le congrès Le processus d’unification est suspendu.
Certes le contexte politique électoral des présidentielles de novembre 2010 au Brésil, au cours duquel l’unité des partis de gauche (PSTU, PSOL, PCB) autour d’un seul candidat et d’un programme commun, comme cela avait été réalisé en 2006, a échoué et ne créait pas un contexte très favorable pour la réalisation d’un climat de fusion. Certes comme nous l’avons vu, la dynamique créée par l’organisation du congrès, a facilité cette interruption du processus d’unification.

Pourtant cet événement révèle que la question qui est posée (et d’ailleurs au delà de ce congrès à tout mouvement et à toute organisation) c’est celle du « leadership », une question qui exige une grande maturité : comment influencer et orienter une organisation à caractère de masse tout en laissant à celle ci son mouvement propre, sa respiration autonome et sa totale liberté d’organisation sans penser en terme de contrôle d’appareil.

Les équipes qui de part et d’autre ont préparé le CONCLAT, particulièrement Conlutas et Intersindical, ont toutes évalué la non réalisation de l’unification comme un échec pour tous.
Elles ont pris l’initiative de réaliser ensemble malgré tout, dès le lundi matin, la tenue de la réunion internationale prévue avec les délégués internationaux présents au Congrès et ont rédigé une résolution sur la solidarité internationale commune aux deux parties.

Par ailleurs, des contacts ont été repris pour essayer de dépasser cette situation d’échec et reprendre le cours du processus d’unification. Cela risque d’être long et complexe. Aujourd’hui, la proximité avec les élections législatives et présidentielles d’octobre compromettent une résolution du conflit à court terme. Mais la bataille pour l’unité et les fondamentaux du « novo sindicalismo » est toujours en cours et il faut souhaiter son entière et large réussite.

Julien Terrié et Jean Puyade

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